Matisse – L’étroitesse d’esprit et le salut de la destruction

L’importance de Matisse dans l’art est incontestable, mais pas entièrement comprise. Dans un climat idéologique d’angoisse et de nostalgie, on pensera probablement à un peintre qui célèbre ouvertement et sans aucune réticence le Plaisir, et dont les œuvres nous convainquent que les plus belles choses de la vie sont accessibles et gratuites pour tous, comme étant pas assez sérieux. Et en effet, dans les nécrologies de Matisse, le mot “charmant” apparaît trop souvent.

“Je voudrais que les gens qui se sentent agités, déprimés et fatigués ressentent la paix en regardant mes tableaux.”

Telle était l’intention de Matisse. Et aujourd’hui, en regardant son long travail de vie, nous pouvons voir qu’il témoigne d’un chemin de développement continu vers cet objectif annoncé, ses œuvres des quinze ou vingt dernières années se rapprochant le plus de l’idéal désiré.

Anri Matis

Le succès de Matisse repose sur son utilisation – dans le contexte de l’art occidental contemporain, on pourrait dire aussi sa découverte – de la couleur pure. Ce concept devrait cependant être mieux expliqué. La couleur pure, telle que Matisse la comprenait, n’avait rien à voir avec la couleur abstraite. Il a déclaré à plusieurs reprises que la couleur “doit servir l’expression”. Ce qu’il voulait exprimer, c’était “un sentiment presque religieux” qu’il éprouvait pour la vie sensuelle – pour les bienfaits de la lumière du soleil, des fleurs, des femmes, des fruits et du sommeil. Lorsque la couleur est incluse dans un motif régulier – comme sur un tapis persan – elle n’est qu’un élément complémentaire: la logique du motif doit avoir la priorité.

Lorsque la couleur est appliquée à une peinture, elle sert généralement soit à embellir les formes de manière décorative – comme chez Botticelli – soit à leur donner une charge émotionnelle supplémentaire – comme chez Van Gogh. Sur les œuvres plus tardives de Matisse, la couleur devient le facteur dominant. Il semble que ses couleurs n’embellissent ni ne chargent les formes, mais les élèvent et les portent à la surface même de la toile. Ses rouges, noirs, ors et bleus célestes coulent sur la toile avec toute leur force mais aussi avec le calme suprême de l’eau qui sort d’un barrage, emportant toutes les formes dans son courant.

Une telle procédure implique évidemment une certaine modification. Mais la modification ne concerne pas tant la nature que nos idées établies sur l’art. Les nombreux dessins, qu’il faisait toujours avant d’arriver à la solution finale de la couleur, témoignent de l’effort qu’il a fait pour conserver les caractéristiques essentielles de son sujet, tout en le rendant assez “flottant” pour qu’il puisse se lancer dans les eaux de son diagramme de couleurs. Il avait clairement à l’esprit l’effet que les tableaux produiraient. Leurs sujets nous appellent, nous embarquons, puis le flux de leurs surfaces colorées nous maintient dans un équilibre si stable que nous jouissons du sentiment d’un mouvement éternel – un sentiment de mouvement sans aucune influence de frottement.

Personne qui n’a pas peint lui-même ne peut avoir une idée complète de ce qui se cache derrière la maîtrise magistrale de la couleur de Matisse. Il est relativement facile d’obtenir une certaine uniformité d’une peinture en permettant à une couleur de dominer ou d’atténuer toutes les couleurs. Matisse n’a rien fait de tel. Il a heurté toutes ses couleurs comme des cymbales, et l’effet ressemblait à une berceuse.

Peut-être expliquerions-nous mieux son génie si nous le comparions à certains de ses contemporains, qui étaient également préoccupés par les couleurs. Les couleurs de Bonnard se répandent, rendant ses objets inaccessibles et nostalgiques. Les couleurs de Matisse pourraient difficilement être plus présentes et plus criardes, et pourtant elles réussissent à évoquer une paix sans aucune trace de nostalgie. Braque a cultivé la sensualité jusqu’à ce qu’elle devienne artificielle. Matisse a augmenté la sensualité jusqu’à ce qu’elle devienne aussi large que la gamme de ses couleurs, disant qu’il voulait que son art ressemble “à un fauteuil confortable”. Dufy partageait avec Matisse le même sentiment de plaisir, et ses couleurs étaient joyeuses comme les fêtes qu’il peignait, mais les couleurs de Matisse, pas moins vives, dépassent la simple joie pour affirmer une sérénité tranquille. Le seul artiste qui pourrait rivaliser avec Matisse en tant que coloriste était Léger. Cependant, leurs objectifs étaient si différents qu’il serait difficile de les comparer. Léger était un artiste épique, civique; Matisse était, au fond, un créateur lyrique, essentiellement individuel.

J’ai dit que ses peintures et ses dessins des quinze dernières années faisaient partie des meilleures choses qu’il nous a laissées. Je ne conteste pas qu’il ait fait des œuvres extraordinaires avant ses soixante-dix ans. Cependant, je pense qu’il n’a maîtrisé son art de la manière qu’il voulait qu’à ce moment-là. C’était, comme il l’a dit lui-même, une question de “réglage du cerveau”. Comme la plupart des coloristes, il était un peintre intuitif, mais il a compris qu’il devait se fier à ses “instincts” justes et les objectiver afin de les construire de manière réfléchie. Du point de vue pictural, ce type de contrôle impliquait une énorme différence entre l’enregistrement d’une impression sensorielle et la revivification d’un sentiment. Les fauves, dont Matisse était le chef de file, enregistraient des impressions sensorielles. Leurs peintures étaient (et sont) fraîches et stimulantes, mais elles dépendaient d’un sentiment de fausse ivresse qu’elles suscitaient chez le spectateur.

C’est peut-être pour cette raison que Matisse, à la fin, s’est détourné du fauvisme et est revenu à des formes d’expression picturale plus disciplinées. Entre 1914 et 1918, il a fait des peintures – principalement des intérieurs – qui sont fortes en couleur, mais où les couleurs agissent plutôt comme des amoncellements que comme des dynamiques – comme des meubles dans une pièce. Puis il a peint les célèbres Odalisques pendant les dix années suivantes. Sur celles-ci, la couleur est plus libre et moins voyante, mais, comme elle repose sur l’accentuation de la couleur réelle de chaque objet, elle donne une impression un peu exotique. Cette période l’a cependant orienté vers la dernière phase importante de sa création : celle où il a réussi à unir l’énergie de ses premiers jours fauves à une sagesse visuelle tout à fait objective.

Il est vrai, bien sûr, que les critères de créativité et de goût de Matisse appartenaient au monde de la haute bourgeoisie française. Aucune autre classe du monde moderne n’a joui d’une telle intimité, d’une telle délicatesse et d’un tel luxe que ceux que reflète l’œuvre de Matisse. C’est précisément l’étroitesse d’esprit (je ne connais aucun artiste moderne qui se soit moins intéressé à l’histoire ou à la psychologie) qui a sauvé Matisse des convictions négatives et destructrices de la classe à laquelle appartenait son art. Cette étroitesse d’esprit lui a permis de jouir de cet environnement sans en être corrompu, ni devenir critique à son égard. Tout au long de sa carrière de peintre, il a réussi à conserver en lui quelque chose de l’étonnement innocent de Véronèse devant le fait que la vie puisse être si riche et si luxueuse.

Il ne pensait et ne voyait que lorsqu’il s’agissait de tissus de soie, de beaux meubles, de la lumière de la Côte d’Azur qui perçait à travers les rideaux, de femmes qui n’avaient rien à faire sinon se prélasser sur l’herbe ou les tapis sous le regard admiratif des hommes, de parterres de fleurs, d’aquariums domestiques, de bijoux, de créations de mode et de fruits parfaits, comme si ces joies et ces réalisations, sans aucune mention de prix, reflétaient encore les désirs et les aspirations du monde entier. Mais de cette vision, il a tiré des expériences de plaisir sensuel qui, indépendamment des circonstances de leur origine, ont quelque chose d’universel en elles.

John Berger

Le nouveau livre de John Berger “Portraits” publié par Službeni glasnik contient 74 essais sur différents artistes (rassemblés et édités par Tom Overton), mais aussi des poèmes, des extraits de romans et de lettres, ainsi que des conversations. Berger commence par une analyse des dessins de la grotte de Chauvet (30 000 ans avant J.-C.), et termine par un essai sur l’artiste palestinienne contemporaine Randi Mdah, née en 1983. Dans une prose pénétrante et unique, Berger présente de nouvelles façons de penser les artistes qui ont été canonisés, de Rembrandt à Henry Moore, de Jackson Pollock à Picasso, et souligne le lien essentiel entre la politique, l’art et le contexte plus large de l’exploration culturelle. Le résultat est une promenade merveilleuse à travers de nombreux siècles de culture visuelle, l’une des voix critiques les plus éminentes du monde contemporain. “Je pense souvent”, a déclaré Berger en 1984 dans une interview, “que même quand j’écrivais sur l’art, c’était vraiment une façon de raconter des histoires”. Du livre de Berger, traduit par Miodrag Marković, nous reproduisons quelques essais sur de grands peintres de différentes époques

Source: XXZ Portal

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